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«Le fondement moral des droits humains»
Colloque Dignité et Progrès en Europe
Strasbourg, 1er octobre 1988

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Mesdames, Messieurs, 

la réflection sur le fondement ultime des droits de la personne humaine constitue un des points de répère le plus important pour notre culture européenne. Je voudrais, selon mes possibilités, demontrer que ou les droits humains ont un fondement moral ou ils n’ont pas de fondement tout court.

Pour donner un certain ordre à mes réflections, je me vois obligé à faire une précisation de vocabulaire, mais qui n’est pas — à vrai dire — seulement de vocabulaire, tandis qu’elle entraîne une problematique voire philosophique voire politique très difficile. En tout cas, permettez-moi, pour le moment, d’énoncer simplement cette précisation.

Quand on parle de “fondement” des droits humains, on peut entendre deux choses, au moins. (1) Le fondement est ce que fait être les droits humains, ce dont les droits humains derivent; (2) le fondement est ce qui rend conscient, ce qui donne à l’homme la conscience de l’existence d’un droit humain. Comme vous voyez, la distinction dont je parle est entre l’être d’un droit humain (son existence) et la conscience qu’une personne humaine peut ou ne peut pas avoir d’un droit humain. Au moins, du point de vue logique, ce n’est pas la même chose: il y a des droits dont l’homme n’est pas toujours conscient, ainsi comme on croit, ou l’on a la conscience d’un droit qui en réalité n’existe pas.

Cette distinction — que, pour le moment, je vous demande d’accepter au moins comme hypothèse — constituera l’ordre de mon exposé. Dans une première partie, je voudrais réfléchir sur ce qui fait être les droits humains; dans une deuxième partie, je voudrais réfléchir sur ce qui donne conscience à l’homme de l’existence des droits humains.

 

1. Le fondement de l’être des droits humains.

 

L’histoire européenne de la découverte de ce “topic” des droits humains nous montre que le rappel à ces droits est fait toujours dans un contexte d’opposition à toute forme d’absolutisme. Ceci donne à penser. On peut commencer — tout simplement — en observant que l’homme a une experience d’absolutisme chaque fois qu’on voit l’exercise d’un pouvoir, qui ne respect pas la personne humaine dans son “intangibilité”, c’est-à-dire dans sa dignité. Ainsi, le rappel aux droits humains devient de plus en plus la forme de l’affirmation de la dignité humaine, perçue comme une dignité toujours en danger d’être méconnue. Nous avons, pour ainsi dire, comme une constellation d’experiences humaines et de concepts qui les expriment: dignité humaine - droits humains - pouvoir - opposition - absolutisme. Et alors, nous avons necessité de faire ordre dans cette multiplicité d’experiences et de concepts.

Il semble hors de discussion que le concept central est ce de “dignité humaine”. Et, en effet, comme il serait clair pendant toute notre réflection, la conception qu’on se fait de la dignité humaine est la clé de voûte de toute réflection sur les droits humains. Mais, qu’elle est exactement la dignité de la personne humaine? En quoi précisement consiste-t-elle ? C’est la question centrale.

Dans l’histoire contemporaine de l’Europe, on a toujours plus identifié dignité humaine et liberté humaine: la dignité de l’homme est sa liberté et les droits humains trouvent leur fondement dans le fait que l’homme est libre.

Ce point de départ est en soi ambigue et cette ambiguité du point de départ serait présente dans toute l’histoire de notre culture. En quoi précisement consiste cette ambiguité?

Pour être le plus clair possible dans une matière aussi décisive, je vais tout de suite énoncer la réponse et après refléchir sur elle.

L’identification de “liberté humaine” et “dignité humaine” peut être pensée dans deux manières fondamentales.

A) La dignité humaine est sa liberté, dans le sens que celle-ci (la liberté) constitue la personne humaine dans une totale autonomie, ainsi que la subjectivité humaine trouve son ultime constitution dans l’exercice de sa liberté.

B) La dignité humaine est sa liberté, dans le sens que la personne humaine par sa liberté et uniquement par sa liberté peut decider de se poser dans la vérité de son être ou de se poser au dehors de cette vérité.

Dans les deux significations, il est vrai que la dignité humaine est sa liberté, mais dans un contenu très différent. Dans l’identité A), la liberté est le “primum” voire du point de vue formel (c’est-à-dire de la définition même de l’homme) voire du point de vue existentiel (c’est-à-dire de la determination de la destinée de l’homme). Dans l’identité B), la liberté n’est pas le “primum” du point de vue formel, mais seulement du point de vue existentiel. Je m’explique.

 

1, 1. Nous avons l’experience de notre acte libre comme d’un acte qui n’est pas seulement en nous, mais qui vient de nous-mêmes. Nous avons — dans notre liberté — l’experience d’une causalité, l’experience de nous-mêmes comme une cause qui n’a rien à ses épaules: c’est ceci la merveille de l’acte libre! Ainsi l’homme dans et par ses actes libres se fait soi-même et de soi-même: chaque personne, par l’exercice de sa liberté, devient père-mère de soi même. Aucun ne peut prendre la place de soi-même dans cet exercice: chacun est situé dans une solitude, une singularité qui ne peut pas être surmontée.

C’est celà que j’entends quand on parle du primat existentiel de la liberté: dans la constitution de sa propre réalité personnelle, de son histoire, rien est plus que l’acte libre.

 

1, 2. Mais la même experience de notre acte libre nous montre que si nous considerons en soi-même notre exercice de la liberté, elle est comme un “vide”. Elle est toujours liberté de et liberté pour: elle est toujours finalisée. On ne peut pas être libre de et pour rien, mais toujours de quelque chose et pour quelque chose. Ainsi, ce “de” et “pour quoi” on est libre précède notre liberté et dans ce sens je dis que du point de vue formel la liberté n’est pas le “primum” dans notre vie spirituelle. Mais, ce n’est pas tout ni le plus important pour la détermination de ce sens formel.

 

1, 3. Dans l’exercice de notre liberté, nous faisons une expérience admirable, que nous appellons l’expérience éthique, sur laquelle il faut réflechir le plus profondement possible.

En elle nous avons l’expérience d’une obligation absolue et inconditionnelle. Quand on se sent éthiquement obligé, on se sent obligé pas “à condition que…”: on n’est pas obligé à être juste, par exemple, à condition que les autres le soient aussi ou que en étant juste, je ne soit pas tué etc. On est obligé à être juste sans condition.

De l’autre côté, cette obligation est enracinée dans la liberté ou mieux dans la personne en tant que sujet libre. L’obligation éthique est l’obligation de la liberté comme la logique est l’obligation de l’intelligence.

 

Après ces trois remarques, révenons aux deux notres identités. 

Si je pense l’identité de la dignité humaine et de la liberté humaine dans le sens de la première identité, je nie qu’il y ait “quelque chose” qui precède la liberté: la liberté est la possibilité de toute possibilité. Si je pense l’identité de dignité humaine et liberté dans le sens de la deuxième identité, on affirme que la personne humaine est appellée à se faire par sa liberté dans un ordre de vérité et bonté: la liberté est la possibilité de faire la vérité.

Ces deux significations de dignité et liberté humaines sont à l’origine de deux conceptions des droits humains, une conception selon laquelle les droits humains ont leur fondement ultime sur la liberté humaine ou une conception selon laquelle les droits humains ont leur fondement ultime dans la vérité de la personne humaine en tant que cette vérité est confiée à la liberté.

 

A/ Dans la première conception, les droits humains ne sont rien d’autre que l’exclusion de la liberté humaine de toute constrainte. Droit humain se reduit complètement à être libre tout court.

Il n’est pas difficile de voir que une telle définition de droit humain ne peut être que une idée régulatrice, un horizon vers lequel cheminer, un “zielgebot”, comme disent les allemands. Elle ne peut pas être realisée comme telle dans son integralité, sans peine de détruire la société comme telle. Elle a la function d’un ideal sur lequel on doit s’efforcer de bâtir l’edifice social.

Il est très important de noter quelle est la rue qui fait cheminer la société reélle vers cette société idéale.

Si les droits humains se réduisent complètement à être libre tout court, il est nécessaire d’affirmer que seulement la liberté doit limiter soi-même. Le tissu social peut donc être bâti et conservé dans et par le consensus sur un minimum de valeurs communes, c’est-à-dire de valeurs que la liberté même a decidé de respecter. Il faut souligner le fait que il n’y a pas question ici de savoir si ces valeurs sont ou non des vraies valeurs: la question de la vérité n’est pas de decisive importance. La question la plus importante est que on obtienne le consensus.

Cette conception des droits humains a en soi-même une difficulté insurmontable, voire théorétique voire pratique. Quand on se demand quel est ce “minimum” sur lequel on doit avoir le consensus, on est conduit à repondre qu’il doit être le plus vide, formel, possible. A la fin, on doit conclure: on doit consentir seulement sur ce sur quoi on consent. Ou, comme on dit le plus souvent: si tu veux jouer, tu dois accepter les règles du jeu.

 

B/ Dans la deuxième conception, les droits humains sont des exigences éthiques. Ils derivent de l’obligation éthique d’être dans la vérité de son être humain. Par exemple, le droit à la liberté religieuse n’est pas la simple possibilité d’avoir ou non une foi religieuse et de l’exprimer, mais avant et plus que cela, il est l’obligation éthique de chercher sa vérité ultime, de la suivre quand elle a été trouvée: en un mot, d’être dans la plénitude de sa vérité en tant que sujet en recherche d’un sens ultime de sa vie. Tandis que cette obligation est d’un sujet qui vit en société, elle doit être defendue de toute violation et empêchement eventuels et on doit être aidé à la poursuivre. Et ainsi, l’obligation assume, deuxièmement, la figure d’un droit, d’un “justum”: quelque chose est dûe absolument et inconditionnellement.

Le fondement ultime des droits humains n’est pas donc une liberté humaine, mais la vérité même de la personne humaine. La nature profonde des droits humains n’est pas l’autonomie, mais l’eunomie.

La théorie des droits humains n’est pas simplement un ideal: elle est la vérité même de la société humaine, ce sur quoi on doit toujours confronter la société réelle, pour en juger l’humanité.

Je termine la première partie de ma réflection. La question était: quel est le fondement ultime de l’être des droits humains? Quell’est la raison ultime qui explique l’existence des droits humains?

Il y a une vérité de la personne humaine et cette vérité est confiée à la liberté de l’homme, qui peut faire sa vérité ou nier sa vérité. Les droits humains ne sont rien d’autre que l’exigence absolue et inconditionnelle — éthique — que l’autre respecte cette responsabilité de l’autre et l’aide à l’executer.

 

2. Le fondement de la conscience des droits humains

 

Il n’est pas difficile d’observer en soi-même que l’homme ne peut être lié au fond que avec la liaison de la conscience. Je pense que un des mérits le plus grand du christianisme a été l’affirmation que l’homme ne peut jamais aller contre sa conscience. Au fond, cette affirmation s’identifie avec l’affirmation que l’homme ne doit pas agir que humainement.

Ainsi, s’il est vrai — pour les raisons déjà dites — que le fondement ultime des droits humains n’est pas la conscience, il est aussi vrai que uniquement par l’education de la conscience morale on peut penser à arriver à un tissu social humain à la mésure des droits humains, c’est-à-dire de la dignité de la personne.

Ainsi, le problème pédagogique devient de plus en plus décisif pour notre culture européenne.

Mais encore une fois on y trouve ici dans une problématique assez complexe et difficile. A quoi éduquer? Quell’est précisement la finalité de l’oeuvre éducative?

Je crois qu’un des moments les plus importants de notre culture européenne a été le conflit entre Socrates et les Sophistes. Les raisons furent plusieurs, mais parmi les autres, certainement la raison pédagogique n’a pas été la dernière. En effet, tandis que Socrates proposait une “pédagogie du Maître intérieur”, les Sophistes proposaient une “pédagogie du consensus”. 

La pédagogie du consensus se propose d’enseigner aux jeunes générations l’art d’obtenir le consensus, ne donnant aucune importance au fait si ce sur quoi on obtien le consensus, est vrai ou faux. Au contraire, Socrates pense que la finalité de l’éducation est d’aider les jeunes à decouvrir la vérité: l’education est guide à la decouverte de la vérité. Socrates n’enseigne rien directement: il enseigne seulement au jeune à écouter en soi le maître et de Socrates et de ses disciples: la Vérité même.

Il est important de noter que Socrates est refusé, combattu non seulement par le mouvement “liberal” de son temps, les Sophistes, mais aussi par le mouvement “conservateur” l’authorité d’Athène. Toujours, liberaux et conservateurs se retrouvent unis contre celui qui dit qu’il y a une distinction essentielle entre vérité et faussété, justice et injustice et que cette distinction ne depend: pas de la loi civile ou de la majorité.

Le même conflit aujourd’hui. Il est facile de constater que la pédagogie des sophistes depend entièrement de la certitude que il n’existe pas une vérité, mais que toutes les opinions ont la même valeur: c’est le relativisme qui engendre cette pédagogie des Sophistes. La pédagogie de Socrates depend, au contraire, de la certitude qu’il existe une vérité et que toutes les opinions n’ont pas la même valeur: c’est la vénération dûe à la vérité qui engendre la pédagogie socratique. Qui peut douter que précisement en ça consiste le nucleus du problème de l’éducation de la jeunesse européenne? A quoi on éduque? Souvent, on pense que une personne est bien éduquée, si et quand elle respecte toutes les opinions des autres. Ca équivaut à penser que toutes les opinions ont la même valeur, c’est-à-dire que la valeur des opinions ne dépend pas de leur vérité.

Cette pédagogie sophistique a deux conséquences, liées entre elles. Si toutes les opinions ont la même valeur, il est logique pense qu’il n’est pas nécessaire de faire un travail de la pensée pour distinguer vrai et faux. Et ainsi, on a un progressif réfus à penser. Ce réfus est une vraie tragédie dans la vie de l’esprit. En effet, dans cette situation, on fait ses choix non en raison des motivations rationnelles, mais des ses emotions. La personne humaine devient toujours moins libre.

Mais, il y a aussi une autre conséquence. Dans un contexte de pédagogie du consensus, on va toujours vers la négation des droits humains des personnes qui ne peuvent pas influencer le consensus social, les droits humains sont fondés sur la puissance.

J’ai dit que seulement par l’éducation de la conscience morale on peut penser d’arriver à un tissu social humain à la mésure des droits humains. Mais à quoi doit-elle viser l’éducation de la conscience morale? Je réponds: pas au respect de toutes les opinions mais à la recherche de la vérité, à la vénération de la vérité trouvée, à la liberté dans et par la soumission à la vérité.

Mais je sais qu’on fait beaucoup d’objections à cette affirmation. Je chercherai maintenant à demontrer leur inconsistance.

La première: si dans une société on nie le principe de la même valeur de toutes les opinions, on arrive nécessairement à une société qui détruit la liberté. Donc il faut choisir entre vérité et liberté.

La réponse. Socrates est combattu non seulement par le Sophistes, mais aussi par l’authorité d’Athène. Celle-ci condamne Socrates, en disant qu’il est dangereux pour l’ordre social. La pédagogie du Maître intérieur va contre tout système qui veut détruire la liberté. Aucun Sophiste n’a jamais été condamné à mort; ils ne sont pas dangereux pour les dictateurs. Et en effet, toute dictature a peur seulement d’une chose: des personnes libres. Mais la personne est vraiment libre, quand elle se réfère à une vérité et à une justice superièure à toute authorité. Donc, il ne faut pas choisir entre Vérité et liberté, mais entre une liberté réduite à pure emotivité et une liberté rationnelle.

La deuxième: si on n’accepte pas le principe que toutes les opinions ont la même valeur, on arrive à imposer sa propre opinion aux autres personnes.

La réponse. Cette dernière question comprend plusieurs aspects qu’il faut distinguer soignesement. (1) Il existe un “libéralisme théoretique” que nous nions et il existe un “libéralisme pratique” qui doit être affirmé; (2) il n’existe pas de contradition entre la négation d’un libéralisme théoretique et l’affirmation d’un libéralisme pratique; (3) au contraire, la seule possibilité réelle pour affirmer le libéralisme pratique est la négation du libéralisme théoretique.

(1) Le libéralisme théoretique est l’attitude spirituelle qui nie l’existence d’une vérité et/ou la possibilité de la connaître et/ou l’importance décisive de la connaître.
Le libéralisme pratique est l’attitude spirituelle qui réfuse toute forme d’imposition exterieure, toute violence pour obtenir le consentement à la vérité.
(2) Entre la négation du libéralisme théoretique et l’affirmation du libéralisme pratique il n’existe aucune contradition.
La connaissance de la vérité est possible seulement par un acte intérieur de la personne: le jugement raisonnable. Rien ne peut substituer cet acte. La seule façon de communiquer la vérité est d’aider l’intelligence à connaître la vérité, non d’imposer une vérité connue: precisement, seulement la pédagogie du Maître intérieur est pratiquement liberale.
(3) Seulement l’anti-libéralisme théoretique fonde un vrai respect des droits humains. Pour deux raisons, surtout.
(A) Le respect dû à chaque personne humaine est une exigence morale qui n’admet pas d’exceptions. Mais, le fondement de ce respect n’est pas le fait que la personne connait la vérité, mais le fait pur et simple qu’elle est une personne.
(B) Le respect s’exprime dans l’amour et aimer c’est vouloir le bien. Mais le bien suprème de la personne est la connaissance de la vérité qui la fait libre. Ainsi, le respect dû à la personne exige que je l’aide à connaître la vérité.

 

Conclusion

 

L’Europe sera encore capable d’être maître d’humanité? Sa racine grécque nous a enseigné la distintion entre “épistème” et “doxa”, vérité et opinion; sa racine latine, la distinction entre une liberté eunomique et une (pseudo-)liberté autarchique; sa racine chrétienne, l’affirmation de l’infinie dignité de chaque personne.

Nous sommes capables de continuer à produire fruits d’humanité enracinés dans ce terrain seulement si nous ne nous liberons de cette maladie mortelle: le relativisme, qui est simplement la destruction de l’intelligence.