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Séminaire d’Ars /1
La conscience morale dans la réflexion théologique actuelle
Ars, septembre 1992

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Je voudrais tout d’abord exposer l’objet précis de cet entretien, qui servira d’introduction à notre réflexion commune.

Je n’ai pas l’intention de faire ici une réflexion soigneuse, analytique, de quelques auteurs et de leur pensée, suivie d’une critique positive et négative. Ce serait là une oeuvre qui relèverait davantage de l’érudition que de la méditation à propos de notre ministère pastoral, examiné sous le point de vue du service qu’il doit rendre à la conscience morale. Cette connaissance analytique est bien sûr impliquée, et pourra, si quelqu’un le désire, faire de toute façon l’objet de quelques interventions au cours de nos échanges.

Ce que j’ai l’intention de faire répond essentiellement à deux objectifs: le premier consistera à montrer comment est “affrontée” aujourd’hui la question de la conscience morale dans la réflexion théologique; le second visera à tirer les conclusions pratiques de cette perspective actuelle.

Cependant, avant de tenter d’élaborer ma réflexion autour des deux points que je viens de mentionner, je voudrais répondre à une question qui s’impose au préhalable à savoir: quel sens y a-t-il, s’il y en a un, de réfléchir sur notre ministère pastoral sous l’angle du service qu’il doit rendre à la conscience morale? Cette question soulève le problème des raisons profondes, et dernières qui soutendent notre réflexion et notre vie commune de ces quelques jours que nous allons passer ensemble.

 

1. Conscience morale et ministère apostolique

 

Je voudrais partir de la description d’un fait qui est advenu et qui est encore en train de se dérouler au sein de notre communauté chrétienne, puis évoquer une affirmation de saint Paul: l’événement et la Parole serviront de guide à notre réflexion au cours de la première partie de cette conversation.

 

1. 1. Le fait sur lequel je voudrais attirer votre attention consiste dans la façon selon laquelle bien souvent les communautés chrétiennes ont résolu concrètement le problème d’Humane Vitae.

En simplifiant un peu la situation, on peut dire concrètement que les solutions concrètes qui ont été les mieux accueillies au sein de nos communautés sont essentiellement quatre:

A. La première affirme que la contraception est sans aucun doute un mal c’est pourquoi il n’est pas possible de rejeter sic et simpliciter l’enseignement d’Humane Vitae. Cependant – disent-ils – l’erreur a consisté dans le fait de penser que la norme morale, qui condamne la contraception, possède une valeur universelle, valable toujours et partout (semper et pro semper), alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une norme qui admet des exceptions: ce n’est pas toujours, ni même en toutes circonstances que la contraception est injuste.

La conscience des conjoints a précisément pour rôle de juger et décider où et quand, i.e. quelles sont les conditions concrètes qui rendent la contraception injuste ou bien juste. Ce que l’on peut et que l’on doit faire, c’est d’offrir à la conscience des fidèles des “éléments de référence” à partir desquels ils soient en mesure de construire un jugement correct.

Je laisse de côté la théorie d’Ethique générale qui a présidé à cette approche de la question, car elle ne nous intéresse pas directement pour l’instant, afin de mettre l’accent et d’attirer votre attention sur le fait que l’on retrouve analogiquement cette même attitude à propos de la loi de l’indissolubilité du mariage, lorsqu’on s’affronte au problème des divorciés remariés.

B. La deuxième solution part de la conviction que si dans l’Eglise l’on tolérait de façon claire une diversité d’opinions théologiques, le problème dans son intégrité trouverait facilement une solution. Si la solution est aujourd’hui si difficile à trouver, c’est parce que le Magistère de Paul VI et de Jean Paul II n’ont pas approuvé une telle diversité d’opinions: ils n’ont jamais considéré le fait que la malice de tout acte de contraception relèverait de questions qui devraient être librement discutables au sein de l’Eglise. De quelle manière cette option peut affirmer qu’une tolérance des différentes opinions résoudrait le problème? Tout simplement parce qu’une telle tolérance laisserait la conscience libre de porter son propre jugement.

La pluralité des opinions, si elle était légitimée par l’Eglise, rendrait en même temps – affirment-ils – discutable chacune de ces opinions, et ainsi toute opinion deviendrait incertaine et donc, au bout du compte, libèrerait la conscience des fidèles de l’application uniforme de la norme. Remarquez bien que le Magistère pourrait encore demeurer certain de ses convictions. Mais il devrait se contenter d’exprimer ses convictions sans prétendre imposer ses propres certitudes, car une telle imposition serait alors contraire à un légitime pluralisme sur cette question. De cette façon, dans la mesure où les fidèles sauvegarderaient leur bonne foi, ils ne commettraient pas de faute – il n’y aurait aucun péché – même dans le cas où ils commettraient objectivement un acte injuste.

En un mot, il revient à la conscience de juger, mais la préoccupation pastorale primordiale est non pas de vouloir que le jugement soit vrai, mais qu’il suffit qu’il soit sincère.

C. La troisième solution part de la constatation du fait qu’il existe aujourd’hui une grande différence entre l’enseignement du Magistère de l’Eglise et la vie concrète des fidèles.

Et il apparaît qu’une insistance pure et simple sur la doctrine ne pourra jamais combler la distance de l’un à l’autre. Il est nécessaire de retrouver et de répandre, parmi les pasteurs surtout, une attitude de compréhension et de conciliation pastorale. Une telle attitude consistera en une pastorale qui encouragera les fidèles à accepter l’enseignement de l’Eglise comme un idéal et à s’efforcer d’avancer progressivement vers cet idéal. Mais – dans ce contexte-là – il ne faudra pas demander aux époux de confesser tout acte de contraception ni même de faire preuve d’une volonté sérieuse de s’amender à ce sujet, car un acte de contraception pourraît ne pas constituer un péché mortel, dans la mesure où il serait commis sans détourner de la tension vers l’idéal.

C’est dans ce contexte-là que s’instaure la conscience: entre la tension vers l’idéal et la conduite réelle. Dans cette optique, la conscience se réduit donc en fin de compte au jugement qui devra être porté pour savoir si la conduite réelle contredit ou pas la tension vers l’idéal.

D. Quant à la quatrième solution, elle affirme que la diffusion de plus en plus répandue, des méthodes naturelles de contrôle de la fertilité est la véritable solution du problème. L’on veut parler ici de méthodes qui offrent aujourd’hui des garanties absolues, scientifiquement fondées. Il est clair évidemment que lorsque, pour éviter une grossesse, les époux en seraient réduit à ne devoir s’abstenir de l’acte conjugal que quelques jours par mois, il n’y aurait alors pas de raison que certains veuillent recourir à d’autres méthodes.

La science a déjà résoud bien d’autres problèmes de l’humanité, il n’y a pas de raison qu’elle ne trouve pas la solution pour ce problème-là également.

 

Voilà me semble-t-il les quatre principales solutions. Je voudrais maintenant réfléchir avec vous et mettre d’abord en évidence combien ces quatre solutions procèdent du même tronc commun qui n’est autre qu’un formalisme moral. Cela nous emmènera ensuite à réfléchir sur le sort qui échoit à la conscience morale dans ce contexte du formalisme moral.

Il est nécessaire en premier lieu de définir rigoureusement ce qu’est le formalisme moral. Il sera alors aisé de montrer comment les quatre solutions mentionnées plus haut procèdent de ce formalisme.

Le formalisme moral consiste fondamentalement dans l’erreur de croire que la loi divine est comparable à la loi humaine. Ou encore, pour être plus précis: lorsqu’on parle de loi, explicitement ou pas, l’on pense généralement aux lois humaines. Et il ne peut pas en être autrement. Toutes nos connaissances procèdent de nos propres expériences. A partir du moment où nous parlons de loi divine, nous en parlons de façon analogue. Mais cela également est inévitable. Tout discours à propos de Dieu, s’il est formellement vrai, ne peut être que analogue. Et c’est sur ce point précisément que l’erreur des formalistes peut s’introduire dans notre esprit. Deux processus sont possibles. Soit en perdant le sens de l’analogie et donc en considérant que le discours sur la loi divine est univoque, soit en considérant que la loi humaine sert de référence, i.e. est le discours de base de l’analogie (analogatum princeps), et de croire que c’est à partir d’elle que doit être pensée la loi divine. D’une façon comme de l’autre, le formalisme consiste à croire que la loi divine est comme la loi humaine. Qu’est-ce que cela signifie?

Cela indique d’abord et surtout que la loi (morale) divine n’a pas d’autre fondement que la libre volonté divine. Selon une perspective formaliste, cela signifie qu’il n’existe pas nécessairement un lien indérogable entre ce qui est ordonné, commandé ou interdit, et le commandement ou l’interdiction comme telle, car la loi morale n’exprimerait en fin de compte qu’une décision de la volonté divine. Le rapport existant, entre objet, acte et personne, n’est pas suffisant en soi, comme principe, pour instaurer une règlementation de la praxis humaine. Le fait qu’un bien convienne en soi et pour soi à la personne, qu’un mal ne convienne pas à la personne, n’est pas encore une raison suffisante pour le vouloir ou ne pas le vouloir dans les faits. La véritable raison doit être recherchée dans le fait que Dieu a voulu effectivement cet ordre: “Lex non est recta nisi quia statuta” (John Duns Scot).

Le formalisme éthique est ainsi emmené, de façon cohérente, à penser le rapport existant entre la liberté et la loi morale en des termes d’opposition. En ce sens que la liberté et la loi ont une étendue inversement proportionnelle: l’on possède la liberté de ce sur quoi la loi est étrangère, et là où porte la loi il n’y a pas de liberté.

On remarquera au passage que le formalisme éthique se montre incapable de comprendre véritablement en quoi consiste la liberté chrétienne, qui est justement liberté à l’égard de la loi. Mais nous parlerons de cela plus loin.

Or donc, lorsque la loi est incertaine, et tant qu’elle n’a pas statué clairement sur un point, l’on est en droit d’affirmer que nous sommes libres: il est permis de faire ce qui n’est pas clairement ou expressément défendu.

En séparant le bien de la loi, ou plutôt en fondant la bonté de l’acte sur la loi divine, le formalisme moral est conduit logiquement à penser la dimension historique de la vie chrétienne d’une façon telle qu’elle en devient sérieusement compromise. Et cela de deux façons, étroitement reliées entre elles. D’abord parce que l’on nie toute relation nécessaire entre la bonté de la personne qui agit et la justice de l’acte accompli. Il s’agit de la théorie bien connue de l’option fondamentale. L’existence morale de la personne se réalise dans ce qui est appelé la “liberté transcendentale”, ou encore la “dimension transcendentale de la liberté”. L’agir concret sur la terre de la personne n’a pas nécessairement une valeur décisive du point de vue éthique. Par conséquent, et c’est là la seconde façon de compromettre la condition historique de l’homme, il est possible d’accomplir des actes concrets contre, par exemple, la chasteté, sans cesser d’être chastes, dans la mesure où la personne reste orientée à l’idéal de chasteté. Voilà la théorie de la loi morale come loi idéale, qui est étroitement reliée à la théorie de l’option fondamentale.

Je m’en tiendrai là pour l’exposition du formalisme moral. Ces simples évocations sont suffisantes pour montrer que les quatres solutions évoquées plus haut sont une production immédiate d’une telle conception.

A. Si la loi morale décide ce qui est le bien ou le mal d’un acte, il n’est pas impensable d’envisager l’existence de conditions très particulières dans lesquelles cette loi ne vaut pas. Pour dire plus clairement ce point qui est très important, sortons un instant de la perspective éthique formaliste et considérons le fait de l’acte de contraception qui est en soi et pour soi injuste. Il apparaît clairement soit que cette proposition est vraie – et elle n’admet alors aucune exception –, ou alors qu’elle admet des exceptions – et alors elle est fausse. Cela apparaît autrement si nous envisageons que l’acte de contraception n’est pas injuste en soi et pour soi, mais seulement au regard de la loi qui l’interdit. Il est clair dans ce cas qu’un acte de contraception peut-être envisagé comme juste, car il est envisageable que la loi puisse être complétée.

En outre non seulement cela est pensable, mais cela est plus encore probable sous différents aspects. La loi apparaît toujours comme une “généralisation” et ne peut affronter tous les cas possibles, ni toutes les circonstances réelles de la vie. La situation dans laquelle personnellement je vis est tellement extraordinaire qu’il est normal de penser que le législateur ne pouvait évidemment pas la prendre en considération. Nous retombons de la sorte sur la première solution envisagée aux problèmes posés par Humane Vitae. La loi morale que ce texte enseigne sera valable en général, mais admettra cependant des exceptions, dues à des circonstances particulièrement sérieuses. Voilà l’epikeia qu’il faut appliquer.

B. J’ai déjà parlé du rapport existant entre la loi morale et la liberté dans une perspective formaliste. J’ai dit alors que, dans un pareil contexte, la certitude (qui est une réalité subjective) de l’existence de la loi est ce qui importe avant tout. Une loi douteuse n’oblige pas. Donc l’enseignement moral de l’Eglise n’obligerait nullement en dehors des seuls cas qui seraient exempts de toute incertitude.

Or il est évident comme une lapalissade que toute norme qui est contestée soit douteuse. De nombreux fidèles diront qu’ils peuvent, en toute quiétude de leur conscience, ne point les observer, et de nombreux théologiens se joindront à eux pour rejeter la sujétion à de telles normes. Car ce qui est mis en doute est mis en discussion, et ce qui est mis en discussion finit toujours par devenir incertain, en sorte que de telles normes ne seront plus retenues comme obligatoires.

Bien sûr l’autorité du Magistère continuera à les affirmer et à exiger qu’elles soient observées. Mais il devient clair pour tout le monde qu’il s’agit d’un enseignement qui n’a plus aucune pertinence avec la vie courante.

Nous avons ainsi examiné la seconde solution, c’est-à-dire la situation d’incertitude dans laquelle se trouve l’Eglise, ce qui libère les fidèles de toute obligation et exige par là qu’il faille les laisser tranquilles là-dessus.

C. Lorsqu’on ne perçoit pas clairement la différence entre la loi morale divine et la loi humaine – cette carence étant le noeud de la perspective formaliste – l’on en vient à une autre conséquence sur laquelle il importe d’arrêter un instant notre réflexion.

Le formalisme porte, presque inévitablement, soit au rigorisme, soit au laxisme. Le rigorisme consiste en son essence dans une adhésion en faveur de la loi, toujours et quoiqu’il arrive. Le laxisme au contraire consiste dans la décision qu’il suffit un doute quelconque ou une quelconque difficulté pour que l’on soit en droit de se considérer exempté de la loi. Ces deux attitudes peuvent prendre naissance et se développer seulement dans le contexte d’une perspective formaliste. Puisque d’une part vient à manquer une raison intrinsèque d’obtempérer à la loi, le problème qui se pose à toute personne n’est pas d’abord psychologique ou spirituel, mais relève simplement de la difficulté ou bien de la facilité qu’il y a à accomplir ce qu’impose la loi. Ainsi la question qui se pose n’est plus: pourquoi me demande-t-on cela? Mais elle se pose désormais dans les termes suivants: est-il ou non facile d’accomplir ce qui est demandé? Dans ces termes-là, le problème revient à se demander si est comment il est possible d’observer la loi en question. Par ailleurs, l’on ne peut pas non plus nier tout simplement le caractère obligatoire d’une loi à cause du simple fait qu’elle est difficile à observer. Dans ce cas il est aisé de démontrer l’erreur du laxisme, tout en restant en un contexte formaliste. Cependant, la difficulté devient un critère herméneutique de la loi même et de sa puissance d’obligation; il existe alors des lois qui sont tellement difficiles à observer, tellement exigeantes qu’elles ne peuvent pas être observées ponctuellement, dans le détail de la vie. Il s’agit des “lois-idéales (ziel-gebots)”.

Ces lois indiquent obligatoirement vers quelle conduite il faut tendre. Mais elles n’exigent pas qu’en ce qui te concerne tu doives dans tous les cas accomplir l’acte qui t’est demandé. Elles exigent que tu tendes vers cet idéal, selon une tension – un cheminement – qui n’exclura pas l’accomplisement d’actes qui en eux-mêmes seront considérés comme contraires à la loi en tant que telle.

Et nous avons ainsi traité la troisième solution qui affirme que la loi d’Humane Vitae exige seulement qu’il faille tendre à sa réalisation. Il s’agit bien d’une “loi-idéale”. Il n’est demandé à la conscience que de décider à propos d’un acte particulier s’il est favorable ou contraire à un tel cheminement et dans quelle mesure.

Une autre interprétation de cette position consiste dans la théorie des conflits de devoirs, ou de valeurs. Mais je ne m’attarderai pas là-dessus, car ce serait trop long. On pourra y revenir à l’occasion des échanges au cours de la discussion qui suivra.

D. Quant à la quatrième position vis-à-vis d’Humanae Vitae, elle peut être une expression du formalisme moral dans la mesure où, à la manière des autres trois positions précédentes, elle ne saisit pas le fait que nous nous trouvons ici en face d’un problème qui implique la vérité. J’ai bien dit “elle peut”. Car aujourd’hui cette position est plutôt le signe d’une crise spirituelle plus profonde, qui consiste en la réduction des problèmes éthiques à des problèmes tecniques. Elle exprime la conviction où l’on est qu’il ne s’agit pas tant d’un problème de l’agir de l’homme que de sa capacité technique d’agir.

J’avais proposé de vous monter combien ces quatre solutions données au problème posé par Humane Vitae (ou tout au moins les trois premières) naissent d’une conception formaliste, sont des produits du formalisme moral. Il me faut maintenant montrer ce qu’il advient de la conscience morale à l’intérieur d’une pensée formaliste. Je resterai dans le contexte du problème que nous avons examiné en sorte de ne point trop . nous éloigner de la vie quotidienne de l’expérience de foi (i.e. de la vie de l’Eglise).

C’est une chose singulière que le sort qui échoit à la conscience en tout système éthique formaliste. D’une part elle est investie d’un fardeau, pour ainsi dire, supérieur à ses propres forces. D’autre part elle n’est pas, paradoxalement, reconnnue selon sa dignité intrinsèque. Examinons rapidement ces deux aspects, concernant le sort que subit la conscience.

A. Si l’on suit avec attention les réflexion précédentes, l’on peut constater combien le formalisme moral conduit, presque inévitablement, à une situation d’authentique schizophrénie intérieure car le sujet qui agit, i.e. la personne, se trouve confronté avec deux règles de conduites, avec deux normes différentes qui régissent son action. Il y a la règle éloignée, que représente la loi morale, et la règle immédiate, constituée par le jugement de la conscience. La loi morale en effet, constitue une règle d’agir seulement en tant que première instance, “prima facie”, seulement en règle générale, tandis que l’obligation même est traduite dans les fait, en dernière instance, par le jugement de la conscience. Il existe donc une opposition entre ces deux instances. Ou plutôt, il vaudrait mieux dire, qu’en principe l’on ne peut exclure l’hypothèse d’une contradiction possible entre les deux instance qui régissent l’action de l’homme.

De la sorte s’instaure une sorte de méfiance dans le coeur de la personne. Ce n’est pas par hasard qu’en ce contexte justement surgissent des formes particulières de conscience morale qui sont entièrement nouvelles dans la grande tradition éthique chrétienne, comme la conscience scrupuleuse, qui est fille légitime de tout formalisme moral.

Cette condition de la conscience morale reste fondamentalement intacte, même lorsque l’on recourt à certains palliatifs. C’est le cas par exemple lorsque l’on met en évidence le lien qui unit la loi morale avec les exigences de la nature humaine, affirmant par exemple que le jugement de la conscience morale implique la dimension affective de la personne.

B. Paradoxalement pourtant, alors que d’un côté l’on accorde à la conscience un rôle exagérée, d’un autre côté on ne lui reconnaît pas sa propre fonction. Je me limiterai ici à une simple réflexion, car nous aurons l’occasion de revenir sur ce point, d’importance capitale, au cours de ma seconde conférence.

La conscience est vue comme l’instance d’application de la loi universelle dans le cas particulier, ou encore, ce qui revient au même, comme l’instance qui subsume le cas particulier sous la loi universelle. Mais la conscience se réduit-elle vraiment à cette fonction-là? Est-elle simplement une sorte de juge qui applique la loi aux cas particuliers? Peut-on dire encore, dans ce cas, que le sujet, entendons ici la personne, est encore l’auteur de son jugement pratique? Je crois qu’il faut répondre non. En effet, malgré le rôle exagérée qui est accordée à la conscience, on ne lui reconnaît pas ensuite ce qui constitue sa fonction authentique. Mais, je le répète, nous verrons cela plus tard, car une telle position aura des conséquences pastorales considérables.

 

1. 2. Nous avons examiné un fait, à savoir la manière selon laquelle la Communauté chrétienne s’est efforcé de résoudre concrètement le problème posé par Humanae Vitae? Dans cette situation nous avons constaté, en second lieu, la persistance au sein de la communauté chrétienne d’une perspective formaliste. Au sein de cette perspective, nous avons vu ce qu’il advient à la conscience morale. Il s’agit donc tout simplement de l’examen d’un fait. Mais pour répondre maintenant à notre question sur notre ministère pastoral dans la mesure où il doit servir le développement de la conscience morale, laissons un instant de côté la situation culturo-religieuse pour écouter attentivement un mot de saint Paul.

Saint Paul écrit dans la 2 Co. 4, 2: “Nous rejetons les choses honteuses qui se font en secret, nous n’avons point une conduite astucieuse, et nous n’altérons point la parole de Dieu. Mais en publiant la vérité, nous nous recommandons à toute conscience (suneidesin) d’homme devant Dieu”.

Le texte est très riche. L’interlocuteur du ministre dans la Nouvelle Alliance est la conscience de l’homme. Le ministre se place en face d’elle. Mais se placer soi-même devant la conscience, signifie que l’on se place devant Dieu. Car tel est le sujet à qui s’adresse l’apôtre et le “lieu” où s’inscrit le dialogue entre l’apôtre et la conscience. Or à la présence de Dieu, il n’est pas possible de dissimuler par honte la vérité ou de truquer la parole de Dieu.

L’on affirme donc une profonde connexion entre l’exercice du ministre comme annonce de la vérité, la conscience morale de l’homme, la présence de Dieu: c’est à la présence de Dieu que l’apôtre parle à la conscience morale de l’homme.

Le texte de l’apôtre s’enracine dans une admirable tradition biblique, que connaissaient déjà les prophètes. “Parlez au coeur de Jérusalem”, dit Isaïe (40, 2) et celui qui ne veut pas entendre la parole de Dieu doit s’éloigner du coeur. Saint Bernard fait ce commentaire: “Babylon, quoniam in terra est nec potest sustinere universos sermones eius, elongatur a corde et in carne magis ambulat, tamquam mortua a corde... vult enim laetari cum malefecerit et exultare in rebus pessimis, audiens que vocem Domini huiuismodi gaudia nullatenus approbantem... fugit” (De diversis, sermo V, 2). C’est dans le coeur (i.e. dans la conscience), que Dieu parle à l’homme. Ainsi donc, l’apôtre, qui est serviteur de la Parole, ne peut pas ne pas s’adresser au coeur, à la conscience. Lorsque d’un côté l’Apôtre n’a plus l’intention de parler “au coeur” et que l’homme, quant à lui, ne veut plus demeurer dans le coeur, alors la Vérité est cachée honteusement et la Parole est faussée. L’Apôtre et l’homme se trompent l’un à l’autre, car ils sont sortis de la présence de Dieu, puisque le dialogue n’intervient plus dans la conscience de l’homme.

Nous pouvons maintenant conclure le premier point de notre réflexion.

La question consistait de savoir quel sens peut avoir une réflexion sur le ministère pastoral dans la perspective où il doit rendre service à la conscience morale? Pour trouver la réponse nous avons parcouru deux chemins, l’un qui a un caractère descriptif, l’autre qui est d’écoute de la Parole de Dieu. De la confrontation de ces deux voies, émerge précisément la réponse.

La loi de Dieu est étrangère à la conscience morale. L’annonce s’adresse certainement à la conscience, mais c’est l’intimidation d’une obligation à l’égard de laquelle la conscience doit prendre position. En fait il est dit à la conscience: voilà ce qui est commandé et interdit (par la loi de Dieu), maintenant considère si ton cas relève de cette norme, s’il peut être ou pas subsumé sous cette loi.

Le ministre de la Nouvelle Alliance et la conscience se trouvent confrontés dans ce dialogue “à la présence de Dieu”, car c’est de la loi de Dieu que l’on parle. Mais justement pour cela, c’est le Dieu de la loi qui est présent.

Est-ce là le service que nous devons rendre à la conscience morale? Au fond, les trois solutions que nous avons examinées constituent trois tentatives d’échapper à cette position. Mais il ne pouvait en être autrement parce que ces solutions sont construites selon des préliminaires liés au contexte dont nous avons parlé. Il s’agit en fin de compte d’un artifice de style (cosmétologie) plutôt que d’une réflexion théorétique véritable.

Ce n’est donc pas là le service qui doit être rendu à la conscience morale. En quoi consiste-t-il alors? C’est l’objet de tout notre séminaire de répondre à cette question.

Poursuivant ma réflexion, qui a pour rôle seulement de placer le status quaestionis général, l’on doit dire qu’en réalité la réflexion théologique la plus attentive a tenté de sortir de cette impasse. De quelle façon? Par le biais notamment d’une réflexion sur la conscience.

Nous sommes donc amenés maintenant à voir comment précisément est présentée la conscience dans la réflexion théologique de notre temps.

 

2. La conscience dans la réflexion théologique actuelle

 

Je dois au préalable préciser que je n’ai pas l’intention de faire un examen analytique de la question. Cela n’est pas nécessaire à la tâche qui nous incombe ici et nous emmènerait trop loin. Il sera suffisant pour nous d’identifier les lignes de développement d’une réflexion qui a débuté surtout autour de la parution d’Humanae Vitae (1968) et qui a aujourd’hui épuisé, achevé son parcours théorétique.

Toute la doctrine sur la conscience dépend de la façon selon laquelle nous dénouerons un “noeud théorétique” qui peut être présenté de la façon suivante: la personne humaine est éthiquement obligée lorsque et si elle sait qu’elle est obligée. C’est dans cette formule même que réside le noeud que je viens d’évoquer. Examinons cela.

A premier abord (prima facie), c’est-à-dire immédiatement, une telle formule indique deux faits, le fait d’être obligé, et celui de savoir que l’on est obligé. Toute la question consiste dans la possibilité d’identifier la relation qui existe entre ces deux faits. Et la solution que l’on donnera à cette question déterminera la conception que l’on aura de la conscience.

Si l’on veut prendre conscience de la gravité du problème, il faut remarquer que, puisqu’il s’agit du savoir de la conscience, il ne s’agit pas d’un savoir quelconque, par exemple du savoir auquel je peux accéder en étudiant un livre de morale.

Il s’agit d’un savoir qui a pour objet soi-même. Il s’agit de se savoir obligé, de se reconnaître obligé. Ainsi donc une formule plus précise sera la suivante: la personne est moralement obligée lorsqu’elle se reconnaît obligée.

Le problème est donc de savoir quelle relation il y a entre être obligé et se reconnaître obligé.

Progressons. Si j’inscrit ce problème dans une perspective formaliste, la question devient: quelle relation existe-t-il entre la loi morale et la conscience. De fait, dans toute perpective formaliste, être obligé et être soumis à une loi est la même chose. Eh bien, l’on doit garder présent à l’esprit que la théologie morale actuelle a hérité de son passé récent cette problématique. Nous venons de le constater au point précédent. A partir de la formulation précise, qui relève de la période instaurée par la Réforme catholique du concile de Trente, les chemins que nous pouvons prendre pour résoudre le problème sont essentiellement deux. Soit l’on remet en question cette formule même et il faut alors reprendre le problème au départ, soit l’on s’efforce de donner une réponse adéquate à la question, mais sans remettre fondamentalement en cause la manière selon laquelle le problème s’est historiquement constitué. Or il me semble que la théologie catholique actuelle, dans son ensemble, a choisi plutôt cette seconde hypothèse. Mais, au point où nous en sommes, avant de continuer, il nous faut abandonner un instant le monde de la théologie morale catholique pour rendre visite, pendant quelques instants, à la réflexion philosophique moderne. Ou plutôt de nous rendre vers ce que les historiens les plus compétents en la matière appellent le coeur même de l’esprit moderne.

De quel coeur s’agit-il? Il consiste dans l’identification de l’être avec la conscience de l’être. Si l’on veut, pour simplifier un peu, on peut dire que le coeur de l’esprit moderne s’est constitué à partir de l’affirmation d’après laquelle ce n’est pas la conscience qui procède de l’être, mais c’est l’être qui procède de la conscience. Il est présence de conscience. Que signifie ce principe fondamental pour la question qui nous intéresse? Cela signifie que l’on identifie réellement le fait d’être obligé, de se reconnaître obligé et d’obliger soi-même. Je m’explique. Je suis obligé parce que je me reconnais obligé. C’est dans la mesure où je me reconnais obligé que je m’oblige. C’est-à-dire: l’acte par lequel je me reconnais obligé n’est pas à prendre simplement comme comme l’acte par le moyen duquel je prends connaissance d’une obligation préexistante. Cet acte est précisément le principe qui constitue l’obligation en moi. Les latins distinguaient un “principium quo” et un “principium quod”. Se savoir obligé n’est pas le “principium quo”. Je connais que je suis obligé, mais c’est le “principium quod” qui fait que je suis obligé. En ce sens, être obligé, se reconnaître obligé et obliger soi-même s’identifient. En un mot, l’obligation et sa prise de conscience ne font qu’un.

Maintenant l’on peut voir quel est le sens précis que prend pour l’esprit moderne l’autonomie de la conscience morale: un sens complètement différent de celui qu’il détient dans la grande tradition morale de l’Eglise. Elle signifie que la cause efficiente de l’obligation est l’acte de la conscience; que j’oblige moi-même lorsque je me connaîs comme obligé; que le législateur de l’homme est l’homme lui-même. Quand le monde moderne parle de dignité de la conscience, il entend précisément affirmer par là cette autonomie. Mais sur toute cette problématique nous aurons la réflexion du Prof. Grygiel. Quant à nous, revenons sur le terrain de la théologie morale actuelle.

Naturellement, l’expérience culturelle de l’époque moderne et la réflexion théologique ne vivent pas sur deux îles différentes: il y a eu toute une profonde osmose entre les deux. Une osmose qui a porté ses fruits jusqu’à l’intérieur de la doctrine sur la conscience morale. Voyons tout de suite de quelle façon.

Il est claire qu’aucun théologien ne peut accepter, dans son intégralité, le principe central de la pensée moderne, car il implique l’athéisme. C’est là une implication dont l’histoire a fait tragiquement la preuve, avec les conséquences que nous connaissons tous. Cependant, il y avait dans la théologie morale qui affrontait la question de la conscience, une sorte d’abaissement du système immunitaire vis-à-vis de la pensée moderne (ainsi entendue). La théologie était bien disposée à son égard, et s’il ne s’agissait pas à proprement parler d’un mariage, c’était sans aucun doute un bon statut de sereine coexistence, voire de vie commune. En quoi consistait cette “bonne disposition”?

Il est certain que la théologie, comme je le disais, ne pouvait procéder vers une identification de la loi morale avec la conscience, en élevant le jugement comme norme suprême de l’agir, toutefois, comme on l’a vu au cours de la première partie de cette réflexion, il s’agissait de l’orientation fondamentale. Des quatre solutions offertes au problème posé par Humanae Vitae, les trois premières concluaient toutes en instaurant la conscience comme instance normative dernière. Si d’un côté donc l’on continue d’affirmer l’existence d’une loi morale “objective“, de l’autre cependant le fondement dernier de l’obligation est placé dans le jugement de conscience. Dans ce cas nous avons une coexistence dangereuse et ambiguë avec le principe moderne de conscience. Pourquoi dangereuse? Pourquoi ambiguë? En répondant à ces deux questions nous dresserons le portrait que la théologie morale actuelle a fait de la conscience morale.

C’est une coexistence dangereuse. Il existe des questions tellement radicales qu’elles obligent notre esprit à ne donner qu’une réponse (qui, naturellement, peut être vraie ou fausse), qu’elles empêchent notre esprit d’être neutre ou de suspendre son jugement, car une attitude de neutralité ou d’indifférence est déjà une réponse. Il s’agit de questions qui écartent une troisième solution entre l’alternative des deux seules réponses possibles. Or le principe moderne de conscience est une des deux réponses possibles à la question métaphysique essentielle sur le sens de l’être, à l’égard d’une conscience non créatrice comme la conscience humaine. C’est la réponse qui identifie l’être avec la conscience de l’être. Chercher un compromis avec cette solution en s’efforçant de l’accepter en partie (in parte) et de la repousser en partie (in parte) est une impossibilité théorétique. Celui qui se placerait sur la voie de ce “compromis” finirait – et c’est là justement que consiste le danger – par accepter entièrement cette réponse. Or justement, la maladie mortelle dont souffre la doctrine théologique actuelle est le subjectivisme, c’est-à-dire l’affirmation du jugement de la conscience comme moment constitutif de la moralité en tant que telle.

Cette situation théorétique dans laquelle s’exerce la doctrine de la conscience a instauré au sein de la réflexion une profonde ambiguïté. Voilà le second aspect sur lequel je voudrais maintenant attirer votre attention. Par le terme d’“ambiguïté” j’entends indiquer cette qualité selon laquelle une même proposition peut assumer deux significations opposées. Donnons-en un exemple simple.

Le Magistère de l’Eglise a toujours enseigné que celui qui agit contre le jugement sûr de sa propre conscience pèche irrévocablement toujours, même dans le cas où son jugement est erroné. Mais ce même Magistère enseigne qu’il faut distinguer avec soin l’imputabilité d’un acte au sujet qui agit de la qualité morale de l’acte lui-même. Un acte injuste commis par moi ne peut pas m’être imputé, sans que pour cela l’acte qui était injuste devienne juste. L’imputabilité en effet est fondée sur la modalité selon laquelle l’acte est causé par le sujet. La qualité morale est fondée sur la relation de l’acte avec la nature de la personne. Puis-je exprimer cette vérité en disant que, en fin de compte, c’est le jugement de conscience qui décide de la moralité de l’acte, qui constitue la médiation décisive pour la personne qui agit? Il est sûr que de telles formules et d’autres comparables peuvent exprimer ce que nous venons d’exposer. Cependant dans un contexte comme celui qui a été échaffaudé par le principe fondamental de la pensée moderne, il ne s’agit plus de distinguer entre moralité et imputabilité, puisque à la lumière de ce principe une telle distinction n’a plus de sens.

Ce n’est-là qu’un exemple. Je pourrais en fournir un grand nombre. Or l’ambiguïté est une grave maladie dans la communication humaine, car elle peut objectivement tromper autrui. D. von Hildebrandt a écrit un livre qui s’intitule: Le cheval de Troie dans la cité de Dieu. C’est la situation dans laquelle se trouve en grande partie aujourd’hui la doctrine de la conscience morale. C’est une sorte de cheval de Troie à travers lequel a pénétré un regard subjectiviste de l’existence chrétienne.

Face à cette situation, plus d’un ne manquera pas de penser qu’il suffit tout simplement de réaffirmer la doctrine de la Réforme catholique du concile de Trente. Le problème consiste en effet dans la nécessité de rétablir une obéissance à la loi morale, en lui redonnant le primat qu’elle détient à l’égard de la conscience, ce qui peut la sauver du désert du subjectivisme. Mais, peut-être, de cette façon nous sommes déjà entrés dans le troisième et dernier point de notre réflexion. Je crois, donc, qu’il est utile de faire une brève synthèse de ce deuxième point.

La question était la suivante: dans la théologie morale actuelle, quell’est la doctrine de la conscience morale, dans son essence? Nous avons construit la réponse de la façon suivante:
- La doctrine de la conscience dépend de la façon que l’on résoud la question qui surgit entre être obligé et se savoir obligé.
- La théologie morale reçoit ce problème dans la formulation qu’il détient dans une perspective formaliste (qui est au fond celle que l’on trouve dans la théologie morale actuelle), c’est-à-dire dans l’examen de la relation existant entre loi morale et conscience.
- La pensée moderne est entièrement centrée et se concentre sur le principe que l’être réside dans la conscience de l’être et que l’être obligé coïncide avec le fait de se reconnaître obligé.
- La théologie morale coexiste pacifiquement avec ce principe et en vient à élever le jugement de conscience comme principe constitutif de l’être obligé.

Or dans cette “élévation” de la conscience comme norme ultime de l’agir réside l’essence de la doctrine théologique actuelle la plus répandue.

 

3. Conséquences pratiques de la doctrine

 

Dans ce dernier point de notre réflexion je m’efforcerai de tracer les principales conséquences que cette doctrine entraîne dans la vie de l’Eglise et des fidèles. De cette façon il sera ensuite plus facile de comprendre quelle est notre responsabilité de pasteurs dans la situation actuelle.

La première, la plus grave et celle sur laquelle nous devons méditer plus profondément est le déracinement de l’Eglise qui advient à l’individu. Il s’agit là de l’un des points de mire de toute notre réflexion de ces quelques jours. Je voudrais donc m’arrêter plus longuement sur cet état de fait.

A la lecture des Pères de l’Eglise et des grand maîtres de la pensée chrétienne une des choses qui me frappe plus profondément est le fait que l’“individu” s’identifie de quelque façon avec l’Eglise. Je me limiterai à seulement deux exemples.

Dans, ses Homélies sur le Cantique des Cantiques (1, 7), Origène en vient à dire “moi, l’Eglise” – et toute la page est construite sur cette identification mystérieuse entre le sujet, la personne du croyant et l’Eglise: l’Eglise est dans le croyant et le croyant est dans l’Eglise. Et donc dans le Commentaire au Cantique des Cantiques (3, PG 13, 159 B) il peut écrire: “l’épouse, c’est-à-dire l’Eglise ou l’âme qui tend vers la perfection”. On remarquera le rapprochement: “l’Eglise ou l’âme”. Et il est bien connu que cette identification mystique a constitué le principe herméneutique fondamental de l’Ecriture sainte: toute l’Ecriture parle du Christ, c’est-à-dire de l’Eglise, c’est-à-dire de tout croyant.

Nous retrouvons cette identification au moyen âge. Un exemple suffira. Tout le Commentaire au Cantique que fait saint Bernard repose sur cette identification mystique. “Quae est sponsa”, se demande-t-il, “et quis est sponsus?” Il répond: “hic Deux noster est, et illa, si audeo dicere, nos sumus” (LXVIII, 1). Mais, sans doute, la page où cette expérience s’exprime de façon sublime, c’est dans le Sermon 12, 11: “Quod etsi nemo nostrum sibi arrogare praesumat, ut animam suam quis audeat sponsam Domini appellare, quoniam tamen de Ecclesia sumus, quae merito hoc nomine et re nominis gloriatur, non immerito gloriae huius participium usurpamis. Quod enim simul omnes plene integreque possidemus, hoc singuli sine contradictione participamus“. Et il termine par cette admirable prière: “Gratias tibi, Domine Jesu, qui nos carissimae Ecclesiae tuae aggregare dignatus es, non solum ut fideles essemus, sed ut etiam tibi vice sponsae in amplexos jucundos, castos, aeternosque copularemur”.

Cette page de Bernard est très utile pour avancer dans notre réflexion. Il dit: “quod simul omnes plene integreque possidemus, hoc singuli sine contradictione participamus”. Voilà donc expliquée notre identification avec l’Eglise. Cette dernière est plénitude et intégrité (c’est-à-dire “catholique”). L’individu participe à cette plénitude et intégrité: l’individu représente toute l’Eglise, même s’il ne peut le faire intégralement. L’Eglise devient la demeure, c’est-à-dire l’ethos du croyant.

Cette rencontre merveilleuse entre l’individu et l’Eglise commence à devenir problématique lorsque l’Eglise est connue comme une réalité extrinsèque de l’individu: l’ecclésialité n’est pas une dimension constitutive de l’individu, mais seulement une disposition de la volonté de Dieu, et n’a pas son fondement dans l’être même de la personne. Alors s’instaure une division ontologique que l’on s’efforce ensuite de dépasser par le volontarisme (i.e. l’obéissance à l’Eglise).

La situation de la conscience morale dans l’Eglise est précisément celle que nous venons d’indiquer. Elle est essentiellement cela. Et il ne pouvait pas en être autrement. En effet, si la loi morale se place à l’égard de la conscience de la façon que nous avons décrite plusieurs fois ci-devant, si l’Eglise enseigne cette loi morale, le rapport conscience-Eglise est identique au rapport conscience-loi morale. Il n’y a pas de lien ontologique en la conscience et la loi. Il n’y a pas de lien ontologique entre la conscience et l’Eglise. Il est du devoir de la conscience de déterminer si et dans quelle mesure la loi morale m’oblige. Il est du devoir de la conscience de déterminer si et dans quelle mesure l’Eglise peut entrer dans la conscience.

Si nous confrontons cette situation avec celle que décrivait Origène et Bernard, nous pouvons comprendre ce que signifie le “déracinement de l’Eglise subi par la conscience de l’individu”.

L’on a une démonstration permanente de ce déracinement dans un débat qui, semble-t-il, ne prendra jamais fin. Je veux parler du rapport entre le Magistère moral de l’Eglise et la conscience de l’individu. Ce débat a toujours été instauré sur des bases conflictuelles, comme si un tel conflit relevait de la physiologie et non de la pathologie de cette relation. Dans ma prochaine conférence, je reviendrai sur les points doctrinaux de cette question.

La chose la plus singulière est que désormais l’on finit souvent le discours sur le Magistère en disant: “voilà ce qu’enseigne le Magistère, mais à toi d’exercer ta propre conscience”. Cette façon de dire est une claire déclaration d’échec d’un tel rapport.

En s’exprimant de la sorte, en effet, soit l’on affirme une vérité évidente, soit l’on transmet un message qui est en lui-même contradictoire. En effet, d’une part l’on affirme une autorité magistrale, mais de l’autre l’on affirme que cette autorité doit être soumise au jugement de la conscience. C’est comme si l’on affirmait son manque d’autorité. Il y a bien sûr des problèmes doctrinaux que nous nous efforcerons d’affronter. Mais le vrai problème du rapport entre le Magistère et la conscience est constitué par le fait que ce rapport s’instaure dans une subjectivité qui a perdu son identification avec l’Eglise, qui s’est déracinée de l’Eglise. Il est facile alors de voir combien cette conséquence, issue d’une certaine doctrine de la conscience, est la plus grave de toutes.

 

Je voudrais maintenant attirer votre attention sur une seconde conséquence. La doctrine de la conscience dont nous venons de parler a compromis gravement la proposition pédagogique et l’engagement éducatif de l’Eglise sur le plan moral.

Nombreuses sont les raisons de cette altération. En premier lieu, l’oeuvre éducative est tendentiellement orientée à se réduire à une instruction morale. La perspective qui place au centre de l’expérience éthique le concept d’obligation, constitutive de la loi, provoque nécessairement un projet éducatif qui a comme but principal celui de faire connaître ce à quoi nous sommes obligés et de faire intérioriser les normes morales dans la conscience de l’individu. En ce sens, j’ai pu parler d’une réduction fondamentale de l’éducation morale à une simple instruction morale.

Mais l’on se trouve en face d’une piège plus profond encore dans l’action éducative de l’Eglise. Nous avons déjà parlé longuement de la relation existant entre la conscience et la loi morale et nous avons plusieurs fois affirmé que le dernier mot revient à la conscience de chaque individu. Cela lui revient de façon précise: il s’agit d’un jugement sur lequel il n’est pas possible de prononcer un jugement de vérité universellement valable. De ces préliminaires de la doctrine morale générale il s’ensuit le risque de réduire la personne à un sujet apte à prendre les décisions rationnelles de commettre des actions justes, sur la base de règles et de principes généraux. Quell’est alors la conséquence pédagogique de cette perspective? Celle de considérer que le but de l’éducation morale consiste à former la personne à une correcte faculté de raisonnement moral, à développer chez elle une capacité de raisonnement apte à résoudre le cas particulier personnel à la lumière des principes généraux. Mais pour ne point donner l’impression que l’on est en train de parler de théories qui n’auraient aucun rapport avec la réalité, prenons encore une fois un exemple avec le problème d’Humanae Vitae.

Si nous prêtons attention à la façon dont est affronté cette question du point de vue éducatif, à la lecture des documents qui ont été publiés à ce propos, nous constatons que la préoccupation fondamentale concerne le “cas difficile” qui représente le modèle type de cas normal. Après avoir mis de la sorte en évidence le noyau du problème, l’on indique les règles générales qui doivent conduire la solution du “cas difficile”. Or les règles générales sont justement les règles à partir desquelles, par leur application, le fidèle parvient au jugement: “je suis obligé” ou bien “je ne suis pas obligé à la norme imposée par Humanae Vitae”. Vous voyez donc que le modèle pédagogique correspond bien à celui que nous venons de décrire. Cela nous est confirmé par le fait que dans ces documents l’on garde un silence à peu près total au sujet de la vertu de la chasteté: cet argument implique en effet, nous le verrons, une théorie éthique et pédagogique complètement différente.

Revenons maintenant à la réflexion générale. Pourquoi cette façon de concevoir l’oeuvre éducative constitue-t-elle un grave piège à la pédagogie chrétienne? Pour deux raisons au moins, et qui sont très sérieuses. En premier lieu parce que cette pédagogie, qui est fille légitime de la doctrine morale que nous venons d’exposer, met entre parenthèses la subjectivité chrétienne réelle, son enracinement dans la communauté chrétienne, dans la tradition, dans l’histoire. En deuxième lieu ensuite, mais non le moindre, dans une culture relativiste comme la nôtre, cette pédagogie risque constamment de choir dans une perspective purement formelle. C’est-à-dire que l’on éduque à l’acquisition de “modèles de raisonnement”, plutôt qu’à la découverte et à l’assimilation d’authentiques contenus. C’est une pédagogie qui tend à être purement formelle et procédurière.

Je ne prolonge pas davantage l’identification des conséquences de la doctrine de la conscience morale que nous venons d’exposer: les deux conséquences que j’ai indiquées, celle du déracinement de l’individu hors de l’Eglise et du projet de pédagogie réductive, sont étroitement reliées entre elles. Elles procèdent, en fin de compte, d’une vision fondamentalement incomplète du sujet, de la personne du croyant. Mais, de cette façon, nous voilà arrivés à la conclusion.

 

Réflexion finale

 

Le malaise profond – et c’est peu dire – que l’on éprouve face à la manière selon laquelle la théologie morale actuelle a affronté le problème de la conscience morale, procède du fait que dans une telle approche c’est le sujet – ou la personne – concret du croyant qui n’est pas pris en considération. Voilà quel est le noeud du problème. Il s’agit de la personne humaine qui vit dans le Christ. C’est la vérité à son propos qui doit être intégralement affirmée et défendue. C’est alors que se découvre à nous le sens dernier de notre service pastoral qui se présente “face à chaque conscience et à la présence de Dieu”. Il faut aider la personne à se saisir elle-même “à la présence de Dieu”, à la lumière de Dieu.

Notre session d’étude a été précisément envisagée à cette fin.